Jeudi 15 janvier, le franc suisse a bondi de plus de 25% en quelques instants, passant de 1,20 CHF pour 1 euro à 0,85 avant de remonter au-dessus de 1 franc suisse pour 1 euro.
L’annonce provient de la Banque nationale suisse (BNS) qui décide d’abandonner le taux plancher de 1,20 franc suisse pour 1 euro afin d’empêcher la monnaie helvétique de s’apprécier. Depuis 4 ans, l’institution monétaire helvétique défendait ce taux en intervenant sur le marché des changes. Le cours de l’euro ne cessant de baisser par rapport au dollar, cette politique devenait tendue puisque le franc suisse se dépréciait lui aussi par mécanique. L’annonce faite le 15 janvier a surpris l’ensemble des acteurs économiques et financiers.
Pour défendre ce taux plancher, la BNS achetait des devises étrangères sur le marché, ce qui lui coûtait cher. Ce procédé aurait risqué de mettre la banque en première ligne au moment du lancement par la Banque centrale européenne (BCE) de son Quantitative easing (QE). Le QE de la BCE consiste en des rachats massifs de dettes qui auraient pour effet d’injecter des quantités massives d’euro sur le marché.
Le match BNS vs BCE aurait ainsi contraint la banque suisse de redoubler ses efforts pour empêcher le franc suisse de s’apprécier, alors que l’euro aurait été coulé par l’action de la BCE. Le communiqué publié par la BNS fait clairement apparaître cette possibilité : « Les disparités entre les politiques monétaires menées dans les principales zones monétaires ont fortement augmenté ces derniers temps et pourraient encore s’accentuer (…). Dans ce contexte, la Banque nationale est parvenue à la conclusion qu’il n’est plus justifié de maintenir le cours plancher ».
Au niveau européen, les conséquences sont multiples.
Tout d’abord, pour les frontaliers européens qui travaillent en Suisse. Le franc suisse vaut désormais plus d’euros qu’avant (1 CHF vaut désormais 0,96 €, contre 0,83 € auparavant), ils ont donc vu leur pouvoir d’achat augmenter de 20% en moins de 24 heures. Mais, si l’économie suisse ralentit à cause de l’envol soudain du CHF, c’est l’activité qui risque de pâtir et de se traduire par des destructions d’emplois dont les transfrontaliers pourraient bien être les premières victimes.
Le prix des produits suisses augmente de 30% à l’étranger. Le secteur horloger représentant 11% des exportations suisses, est particulièrement touché par cette baisse des exportations. De plus, l’industrie pharmaceutique représente 33% des exportations suisses, et va devoir baisser ses prix pour ses voisins allemands (14% des exportations en 2013), italiens (8,3%) et français (5,3%) pour qu’ils continuent d’acheter ses produits (chiffres source de L’Express, 16/01/2015). Même logique pour l’agroalimentaire. Le chocolat et le fromage suisses vont devenir plus chers à l’étranger, ce qui risque de créer un manque important. La société “Les fromages suisses” a indiqué dans un communiqué que 82 % de ces produits étaient vendus dans l’Union européenne. L’industrie du textile a également fait part de sa préoccupation, car elle exporte 75% de sa production vers l’UE. Employant plus de 12 500 personnes, elle s’attend à des fermetures d’entreprises et des pertes d’emplois.
En Europe de l’Est principalement Croatie, Pologne et Hongrie où la suppression du taux plancher a créée la panique : les emprunts en francs suisses sont répandus. 700 000 ménages sont par exemple concernés en Pologne. La traite mensuelle pour un crédit immobilier moyen (environ 300 000 zlotys) augmentera de 200-300 zlotys, soit une augmentation de 50 euros par mois pour rembourser un crédit de 69 000 euros. Du fait de la suppression, le risque de défaut pour les contreparties augmente, et les banques pourraient être obligées de prendre une partie des pertes engendrées par la crise.
Enfin, une conséquence plus « juste » attendue dans ce pays des « exilés fiscaux » : les expatriés “aisés” vont payer plus cher leur vie en Suisse, ce qui pourrait les pousser à se quitter le pays.
Quelles conclusions ?
Sur le plan politique, trois conclusions peuvent être tirées de cette “crise” du franc suisse. Au premier lieu, elle souligne l’irresponsabilité croisée de certaines banques et de certaines collectivités locales. En succombant aux sirènes de produits financiers attractifs et d’emprunts aux taux artificiellement avantageux, ces élus locaux ont certainement fait preuve d’une absence coupable de discernement. Celle-ci retombera immanquablement sur leurs administrés qui devront, à travers une hausse de leurs impôts ou des restrictions budgétaires, faire face à cette hausse importante de la charge financière de la dette de leur collectivité.
En second lieu, cette “crise” démontre magistralement qu’une décision prise unilatéralement conduit quasi immanquablement à des conséquences qui peuvent être potentiellement désastreuses pour ses voisins. En prenant seule cette décision, la Banque nationale suisse (BNS) a-t-elle pensé aux centaines de milliers de ménages modestes d’Europe centrale et de l’est (comme la Pologne) qui risquent la faillite? Voilà bien pourquoi la coordination, la coopération, l’échange d’information est primordiale, et tout particulièrement lorsque nos économies sont si imbriquées. C’est d’ailleurs bien là, l’une des raisons d’être de la construction européenne: parce que nous sommes dépendants les uns des autres, nous nous devons de travailler ensemble pour le bien commun plutôt que chacun dans son coin, replié sur ces seuls intérêts nationaux étriqués.
Ceci nous amène à la troisième conclusion. Malgré tout ce que peuvent dire les partis nationalistes et europhobes, la Suisse montre ici qu’elle n’est en fait en rien maîtresse de son destin. Elle dépend étroitement de décisions prises ailleurs et certainement pas par la BNS. C’est en effet la décision de la Banque centrale européenne (BCE) de lancer sa politique de quantitative easing (QE) qui a contraint les banquiers suisses à abandonner l’ancrage du taux de change du Franc suisse avec l’Euro (peg) avec les toutes conséquences pour l’économie suisse que nous avons décrites. Ainsi, la Suisse doit appliquer les règles européennes, dont les réglementations financières, si elle veut pouvoir accéder au marché de l’UE. Mais elle ne les décide pas. Il en est de même pour sa politique monétaire: du fait de sa forte dépendance à l’économie de l’Eurozone, elle subit, plus que ne contrôle sa propre politique monétaire. Si la France décidait demain de sortir de l’Euro, sa politique monétaire ne se déciderait qu’en façade à Paris, mais dans les faits à Londres, Francfort, New York, Pékin, Tokyo, Singapour… Sauf à vouloir se couper du monde extérieur et fermer hermétiquement ses frontières, mais alors, dites « adieu » à votre iPhone, votre pétrole, vos voitures, votre acier, les touristes, les exportations de blé et de vin ou encore d’Airbus, vos vêtements… En fait à peu près tout ce que vous avez, ou alors rajouter quelques zéros au prix.
Par Florian Vallet et Olivier Gloaguen